Jo

Jo

– SERVEUSE, ECRIVAINE

1983

 

 

Elle faisait partie de ces gens qui ont soif d’aimer, qui brûlent de sentir le monde les envahir, les pénétrer, et d’absorber toutes ces images lancées dans les salles noires, toute la musique, tous les livres, et les rencontres et la nuit sans espoir. Peut-être qu’elle le faisait mal, car la vie qui entrait en elle la détruisait au passage. Comme un moteur qu’on aurait trop trafiqué. C’était une étoile. Les cheveux flamboyants, le sourire chaud, dévorant_ mais le sourire de la souffrance. C’est de cela dont je me souviens.

Il fallait qu’elle inspire tous les êtres, leurs souffles, leur ardeur et leur cœur. Qu’elle aime tous les hommes et toutes les femmes qui croisaient sa route, qu’elle inhale toutes les fumées, ingère toutes les drogues, danse dans tous les trous de Londres et s’imprègne de tous ceux qui l’inspiraient. Elle regardait les écrans pleins de génie et de frisson, et elle disait ; moi aussi. Et elle y allait, en esprit ou en corps.

 

Après, lorsque je suis arrivée à l’hôpital, j’ai croisé des âmes semblables, mais jamais les bras aussi ouverts et la bouche pleurant autant de mondes.

 

J’ai pu la bercer dans mes bras et sentir ses cheveux sur mes reins, j’ai pu tenir son visage couvert de lumière glissante, j’ai pu goûter ses lèvres emplies d’angoisse et d’alcool, partager cette soif du moment, de l’instant sans futur ni passé ni histoire.

C’est comme s’il n’y avait rien d’autre dans son monde. Pour elle, il n’existait que l’instant. L’instant était pureté, il avait tout son sens.

 

Elle ne prévoyait rien et se souvenait moins encore. Elle était si loin de la politique, des ambitions, de la presse et de tous ces esprits trop solides. Elle avait inondé ses rêves d’un mélange de poudres et de cachets, de poisons, de luxure, et son enfance s’était dissoute peu à peu. Ses études oubliées, enfin ! elle s’était enchaînée à un tablier de serveuse, prisonnière du souffle des ivrognes.

Non, elle ne se souvenait pas. Ni de ce qui l’avait amenée à se perdre, ni de ce qui aurait pu la guider. De ceux qui auraient dû la guider.

Nous avions en commun le désir de faire de nos vies un roman. On se prenait pour les héroïnes d’un film d’auteur, un film en noir et blanc ; avec ces ralentis et ces arrêts sur image de visages perdus dans l’ailleurs.

 

Ma petite Jo.

 

Nous n’avons pas parlé en syllabes. Nous avons dessiné des vers avec nos doigts pointant le ciel, et les rimes avaient surgi comme des comètes. C’était beau.

Dans ma tête, je la retrace en poèmes, en frôlements.

 

Un jour tout s’est déroulé ; un long ruban de terre dans son sillage, comme une tranchée, dans laquelle ils étaient tous, à demi enterrés, pourtant visibles ; il y avait tant de noms, d’ombres ! il y avait aussi des morceaux de sa propre chair, et sa fureur dans les fusils. Ses désirs, cartouches vides, gisaient dans la boue épaisse.

Elle s’était retournée. Pourquoi ? La rumeur d’autrefois avait dû la rejoindre, soudainement, glissée à travers la porte ouverte d’un bref silence.

Elle s’était soudain retournée. Il y avait la terre molle, le chemin troglodyte, l’agglomérat des mouches sur sa mémoire, et, plus loin, au bout de cet effort ; la clairière oubliée.

 

Aujourd’hui Jo est sage. Elle a rejoint Leeds et sa sœur, ses parents, et elle fait un roman de sa vie. Car enfin elle écrit, jouant son rêve. J’écris et Jo écrit, et nous nous rejoignons par le biais de nos plumes mouillées et de nos esprits dans l’ailleurs.  Je n’ai pas de questions à poser, je sais que nous partageons la même âme, celle qui peut nous plonger dans des abysses de drogue et de sexe, des tourbillons sales et des mains violentes, mais aussi nous élever dans les nuages de mots et de pages griffonnées.

Ses lignes, guidées par des doigts si noirs de vie, des doigts debout sur le passé, seront droits, tangibles. Ils seront ancre.