Yv

Yv

– EMPLOYE DE PRESSiNG, DJ, ACTEUR PORNO & STYLISTE

1983

J’ai rencontré Yv en pleine phase maniaque [phase haute de la bipolarité, NdA], à Londres. Lorsque l’on redescend de ces up enivrants, la vie prend une couleur terne, et une saveur de gueule de bois. Ces génies qui vous entouraient se révèlent être des corbeaux ; les héros, du papier froissé.

Etrangement, Yv a gardé son relief ; dans cette perspective changeante, il est resté un point fixe. Depuis le début, il dégageait quelque chose de sain, de tangible_ pilier solide dans le monde de la nuit, qui n’était dévoré ni par la drogue ni par l’alcool.

Yv, 32 ans, la poitrine haute, le regard droit, des dents de loup. Pas de demi-mesure. Une vie scandée par les heures de travail. Des horaires fous et une volonté infaillible.

Yv est grand et sec. Son corps est orné d’encre plus que de peau. Tantôt une barbe entretenue, telle une coiffure, tantôt une moustache ondulée. Des cheveux blonds ou bruns, selon l’humeur. Un port de tête surmonté d’un sourire qui ne faiblit jamais. Et puis, il y a ces vêtements. Hors norme. Imaginez ; chaussures brillantes décorées de têtes de mort, veste bordeaux, chemise blanche, nœud papillon, bretelles, chaînes et bagues en argent. Sur les réseaux sociaux, des dizaines et des dizaines d’autoportraits, et des mots qui ne le définissent pas totalement ; MONEY, POWER, GLORY

Yv est plus que cela.

Du moins, ce n’est pas tout à fait ce qui émane de lui lorsque nous nous croisons. Il y a autre chose que son image, son obsession pour la réussite, il y a autre chose derrière ce côté exhibitionniste satisfait qui ne connaît pas l’hésitation…

Assise face à lui, dans le pressing, j’inspire ses certitudes.

« Quand les gens me rencontrent, ils se disent, c’est quoi ce type ? Pourquoi arrive-t-il à faire toutes ces choses et moi non ? Je leur dis ; travaille, gagne de l’argent, et mets cet argent dans tes rêves. »

Ça a l’air si simple, sorti de sa bouche.

« Si tu ne le fais pas maintenant, ce sera encore plus difficile après. »

Je me dis, ça sonne tellement cliché. Pourtant, les faits sont là. Yv est tout à la fois manager tranquille d’un pressing de la zone 3, DJ, acteur porno à ses heures, et styliste bien entouré qui démarre, les poches pleines de détermination.

Il se raconte aisément.

« Quand j’avais 18 ans, j’étais DJ en Roumanie. Tous les soirs je ramenais des filles à la maison. Mon père était fermé, dur. Il passait des heures sur le sofa à fumer devant la télé. Il regardait les filles sortir de ma chambre. Une fille, deux filles… à la troisième, sa clope lui tombait de la bouche. Il disait ; mais qu’est-ce que tu peux bien faire avec trois filles dans ton lit ? Alors que ma mère leur proposait du thé en mélangeant les noms. »

Difficile de croire que cet homme, volontaire, droit, qui ne prend ni drogue ni alcool, ait pu un jour commettre des vols, des petits délits, des abus de substances.

Un accident de skate à 19 ans l’a plongé dans le coma. Tel un personnage de film américain, il décide alors de prendre un fresh start. « J’ai eu la chance de survivre, alors… Maintenant je ne bois pas, je ne me drogue pas, je fais du sport, je travaille pour réaliser mes rêves ». Je trouvais cet élément de son histoire légèrement improbable, mais il jouait son rôle à la perfection ; celui de la star aux mille vies. Alors j’avais envie de le croire, et je le laissai me planter des étoiles dans les yeux. Entre deux questions, un client de la laundry nous interrompt pour porter son linge. Yv s’assume tel qu’il est. La partie bling-bling et la plus terre-à-terre. Etant donné ses manières et son style, j’aurais pu attendre de lui qu’il essaie de m’impressionner en fanfaronnant dans le Pub où il mixe. Mais non, nous sommes là, derrière le comptoir du pressing, tout simplement. Yv brille de mille feux dans son costume sur mesure, avec ses souliers multicolores bien cirés et ses cheveux plaqués en arrière. On dirait un grelot au milieu de vieux clous.

« Et le porno, je lance, qu’est-ce qui t’a amené à ça ? Ta famille, elle en pense quoi ?

_ C’était à Londres, j’allais dans des clubs avec des filles, et un jour quelqu’un m’a dit hey, tu n’es pas mal, tu pourrais faire quelque chose. Le mec avait une boîte de production. A cet instant, je me suis dit, tiens, peut-être que ça aussi c’est sur ma liste ! »

Mon rire déborde.

« C’est une expérience que peu de gens peuvent vivre. D’abord, il ne faut pas être timide. Je suis allé à l’entretien, ils m’ont dit déshabille-toi, on veut tout voir, j’ai fait ouais, pas de soucis, et je me suis mis à poil, comme ça, j’ai dit vous voulez voir quoi ? C’était très simple, et les mecs m’ont regardé l’air de dire celui-là, il est parfait pour le job !

Au premier film, ils m’ont montré le scénario, et en fait, tu dois tout faire en séquences de 20 minutes. C’est pas juste bang-bang et c’est fini, non, tu fais 20 ou 15 minutes, tu te reposes, mais tu ne fais pas une heure d’affilée. Maintenant je veux développer ma musculature, pour passer au niveau suivant. Si tu montes, tu peux devenir une star très connue. Et puis sinon, ils te paient seulement 40 pounds de l’heure. Moi je veux quelque chose de plus, je veux quelque chose de grand, tu vois ; le niveau au-dessus !

_ Est-ce que tu dois prendre des médicaments… ?

_ Non. Enfin, si tu veux, tu peux. Moi je n’en ai jamais pris, je n’en ai pas besoin. J’ai pas besoin de pilules, ni d’injections, ni de viagra_ mais c’est très dur, tu fatigues vite, et certains en ont besoin.

_ Et ta famille voit ça comment ?

_ Mon père est mort, mais ma mère sait tout de moi. Quand j’ai commencé, je lui ai dit ; c’est dans ma liste maintenant, et elle a juste dit je ne peux pas te juger, je ne suis pas Dieu pour te juger. Tu peux faire tout ce que tu veux, tu es majeur, alors vas-y. Si ça n’en vaut pas la peine, arrête, si ça en vaut la peine, fais-le. »

_ Ta mère a l’air incroyable…

_ Oui, elle a essayé de me laisser faire toutes les expériences possibles ; les bonnes, les mauvaises… et quand tu te trompes, tu apprends, et tu ne refais plus la même erreur. Ma mère est très forte. Elle est russe. C’était une hippie. »

J’ai du mal à me figurer une hippie dans l’Union Soviétique des années 70, en pleine guerre froide.

Et puis, j’essaie d’orienter les questions. « tu te sens européen ? », je lance. Il a beau répondre par la négative, j’insiste ; « sans l’Europe, tu ne serais pas ici, tu serais toujours en Roumanie en train de rêver… ». Il élude et je culpabilise de mon manque d’objectivité. Décidément, c’est un non sans revendication ; « je me sens moi-même avant tout ».

Aujourd’hui, il avance pas à pas dans le monde de la mode, travaille sans relâche pour lancer sa marque. Je suis son escalade sur les réseaux sociaux, ses métamorphoses, ses ambitions qui évoluent au fur et à mesure de ses soudaines inspirations. Inspirations solides. Yv n’abandonne jamais. Et ça, tous, nous le savons.

Moi aussi, je veux faire une liste. Peut-être un jour.