Celine

Celine

– TATOUEUSE

 (1986)

 

Céline - image

 

Dans le monde très fermé de l’encre et des aiguilles, Céline, en tant que femme, et considérée comme trop peu marginale, était donnée perdue d’avance. Le profil type, à ses débuts, était celui d’un homme, tatoué, percé du nez aux orteils, grunge jusqu’au fond des tripes et teinté d’un noir indélébile.

Malgré un emploi du temps de ministre, Céline a trouvé du temps pour moi, pour répondre à mes questions et satisfaire ma vive curiosité.

J’arrive en fin de journée dans la ruelle piétonne sur laquelle donne le salon. L’endroit est petit, chaleureux. L’espace de travail est séparé de l’accueil par une paroi. J’écoute le bruit de l’aiguille qui vibre. Il fait un peu sombre, et les œuvres de Céline ornent les murs ; il y a beaucoup de dotwork (le travail du point, littéralement), une technique principalement utilisée en noir et gris et qui permet, en fonction de la densité des points, de dessiner des ombres qui s’estompent subtilement. C’est son domaine. Et super pro, elle renvoie à d’autres tatoueurs les demandes qui ne correspondent pas à ce qu’elle sait faire avec précision : « C’est comme en cuisine ; un chef ne fait pas des nems et de la choucroute ! »

Lorsqu’elle s’assoit face à moi, je retrouve immédiatement la fille aux yeux sûrs que j’avais rencontrée lors de ma première visite. De nous deux, c’est bien moi la plus intimidée. Au fil de notre échange, elle pose sur moi son beau regard malgache, presque avec indulgence. Ses mains appuient ses mots, ses yeux sont droits, son sourire tranquille.
Elle a une façon d’être si simple et ouverte qu’elle semble sortie d’une enfance sans encombre. On se fait souvent des idées à partir d’un visage. Souvent sans le vouloir. Glissés naturellement dans la conversation comme s’il s’agissait d’une autre, sans détails, les obstacles de sa vie ne sont exprimés ni pour attirer l’attention, ni pour susciter une quelconque compassion.
Elle s’exprime avec pudeur, mais sans réserve.

Difficile de croire qu’enfant, Céline ai pu être timide au point d’avoir peur de sortir de chez elle. Mais déjà elle a lutté contre elle-même, avec cette force enfouie qui la caractérise. Il y a, derrière tous ces combats, une grand-mère. Modèle de courage et d’affection, qui ne faillit ni ne déçoit.
Parfois, il suffit d’une seule personne dans votre vie pour modifier à jamais votre vision du monde. Une personne en qui vous pourrez puiser, en quelques échanges et en quelques regards, toute l’énergie dont vous aurez besoin pendant une vie entière. Céline a suivi les traces laissées par sa grand-mère et qui ont creusé un chemin prêt à être emprunté, mais qu’il a fallu à nouveau défricher.

Plus de temps à perdre après le BAC compta et le CAP fleuriste ; une fois sa vraie passion avouée, Céline suit sa voie sans fléchir, enjambe les obstacles, tatoue les peaux de porc, dessine, dessine, dessine, accomplit ses premières œuvres sur ses amis, économise, planifie. La pente est raide, mais on y croit. Aujourd’hui les choses fonctionnent bien. Céline a ses locaux, sa réputation, une bonne expérience et son propre style, sa patte.
Qu’importe le salaire, pas plus haut qu’un SMIC, qu’importent les horaires, la misogynie qui a ralenti ses débuts, les impôts, la paperasse. La passion est là, elle vaut toutes les galères ! En archi, graphisme, écriture, photo, et dans tant d’autres domaines que je ne connais pas, c’est le même combat ; mieux vaut aimer ses journées et vivre de peu. Le cul collé à une chaise dans un open-space éclairé au néon, non, vraiment, non…

Je repense aux articles, aux journalistes qui moquent le tatouage, sa « vulgarisation », aux mêmes mots creux qui encombrent le Web et à la même critique partout reprise. Standardisation et perte de sens d’un acte qui autrefois était beaucoup plus marginalisant, et donc paraît-t-il, plus réfléchi. Céline balaie ces clichés en quelques mots, et en quelques exemples. Oui, il y a une démocratisation. Elle compte aujourd’hui dans sa clientèle des commerçants, des banquiers, des gens issus de tous milieux sociaux.
Elle cite cet homme de 74 ans venu se faire tatouer pour la toute première fois, heureux d’avoir osé, enfin.

Les jeunes réclamant le même tatouage que leur idole ne représentent qu’une faible portion de la clientèle (mais la plus médiatisée), et Céline les amène toujours à y réfléchir sérieusement, ou rejette tout simplement leur demande.
Car démocratisation ne signifie pas banalisation. Pour la majorité des gens, le tatouage reste un pas à franchir et un rituel dont la douleur accentue le sens et la valeur. Il garde une signification profonde.
Il existe autant de raisons de se faire tatouer que de personnes passant à l’acte. Certains veulent que leur passion les suive partout et tous les jours, d’autres souhaitent graver en eux des rêves et des souvenirs. Parfois, il est le symbole d’un cap important dans une vie. Parfois il est un hommage à un être aimé. Il peut être caché, intime ; une œuvre dont le sens nous appartient. Ou exposé, telle une revendication, un message passé aux initiés mais aussi à la foule translucide dans laquelle on se noie.
Dans un monde jetable, Céline observe un besoin de se démarquer, de ne pas oublier ce qui nous est cher via l’ineffaçable, et ainsi sortir du schéma de l’obsolescence. Le tatouage fait la nique au consumérisme et à la standardisation des rêves…
La plupart des tatoués, consciemment ou non, se forgent une identité pérenne dans un monde qui valse, oublie le passé et dicte l’avenir.

Le salon fonctionne bien. Pourtant, parfois, le constat est amer : « l’Etat enfonce les PME au lieu de les tirer vers le haut ». Céline voit passer l’argent, mais la majorité ne va pas dans sa poche.

« On raque, mais c’est inégal. Je suis juste au milieu ; entre ceux qui vivent des aides de l’Etat et gagnent autant que moi, sans travailler, et la classe moyenne. Je paye à fond, et je reçois moins. »

« Notre génération paye pour la précédente ». Toutes les deux sommes d’accord pour dire que, malgré la chance que nous avons, en France, d’avoir accès entre autres, à l’éducation et aux soins, nous devons nous battre constamment pour préserver nos droits.
Nous sommes arrivés dans le monde du travail au moment de « la » crise, nous avons grandi sous la menace constante du terrorisme (je repense aux attentats du World Trade Center_ j’avais 14 ans), si bien que rien ne nous fait vraiment peur. Rien ne nous étonne, mais tout nous lie.

« On n’a rien connu d’autre. On ne va pas se décourager. C’est dur de survivre, alors on s’accroche à ce qui a de l’importance. »

Avec vivacité elle enchaîne ; « Notre génération est moins matérialiste que les précédentes ». Moins axée sur la possession, et moins figée dans le modèle études-CDI-maison-famille-retraite.
En l’écoutant, je pense seconde-main, covoiturage, vélib’, couchsurfing, solidarité et réseaux sociaux, CDD, instabilité, déclin de l’achat immobilier, voyage, PACS… et je ne peux que lui donner raison.

« On partait défaitistes, mais au final, on est une génération de Warriors ! »

Au moment de nous séparer, Céline, fidèle à ce que je sais d’elle, m’invite à partager un verre avec elle et sa compagne, à rencontrer ses amis, à la découvrir dans une sphère plus intime. Je sais qu’elle est sincère, elle a le cœur qui s’offre au monde, doux et solide à la fois.
Nous ne nous sommes pas vues depuis longtemps, mais l’image d’elle assise tranquillement dans le salon reste gravé en moi, un peu comme un tatouage diaphane.