Jeffrey

Jeffrey

– PROMOTEUR DE SOIREES

 (1992)

 

Avec Jeff, je m’attendais à parler monde de la nuit, fontaines d’alcool et superficialités VIP, à débattre du cul des femmes et des Clubs hype de Londres.

Je n’aurais pas pu me tromper plus. Il m’accueille avec un naturel aussi évident que mes idées préconçues étaient fausses. Car oui, il s’est agi du droit et du respect de la femme, il s’est agi d’Europe, d’avenir et de se battre pour obtenir sa place au soleil. Il s’est agi de s’extirper d’un monde trop petit, de rêves à réaliser, et de galères.

 

Au café, assis et sérieux, un peu embarrassé, mais pas vraiment, il dégage quelque chose d’une solitude ferme.

Son corps semble dire ;

« tu es dehors, et tu ne rentreras pas »

C’est un grand gaillard aux épaules solides, au regard franc. Il a une fossette longue comme une balafre, des sourcils fins, un crâne parfait de footballer. Lorsqu’il rit, ses yeux se ferment et son visage ondule en plis oblongs. Sa peau est à la fois noire et sépia, elle luit, et ses lèvres pleines sont d’une couleur rosée, plus douce.

 

Jeff a été tour à tour délinquant, serveur, Escort boy, rabatteur et aujourd’hui ; club event manager. En gros, son travail consiste à attirer le plus de monde possible dans les clubs de Piccadilly Circus et de Myfair pour lesquels il roule. Le job marche à la commission. Il faut une montagne de culot et un monde de finesse pour accoster les gens dans la rue. Je découvre un milieu extrêmement codifié, une mise en scène qui va du costume à l’attitude, du parler à un toucher subtil. Ne jamais draguer, ne pas être insistant, trouver la bonne dose d’humour et utiliser habilement les réseaux sociaux.

 

Le petit caïd de Sarcelles a connu quelques gardes à vue mais s’en est plutôt bien tiré. Il a coupé à travers la cambrousse pour tracer son propre chemin. Né en France, d’origine libérienne par sa mère et ghanéenne par son père, il hérite d’un nom à consonance anglaise. A cause de cela, et de sa couleur de peau, il dit ne s’être jamais tout-à-fait senti français. Sauf ici, en Angleterre, « à cause de l’accent ». Paradoxe.

Il me sort une vérité bien assenée ; « en France, on te demande sans cesse tes origines. C’est normal, je comprends ; mais à cause de ça, on ne se sent pas français ».

Aucune animosité dans sa voix ; Jeff n’est pas revanchard et plutôt philosophe derrière ses 22 ans.

 

Affamé, il prend déjà sa revanche sur la vie. Il parle ouvertement mais avec une distance qui reste chaleureuse. Je m’immisce. L’enfance et l’adolescence à Sarcelles, c’est une mère qui travaille beaucoup, et personne sur qui compter. Pas de frères, dans la cité, ça signifie des claques à prendre et à donner, un rôle à jouer, et un bon lot d’emmerdes.

 

Dix années séparent Yv* et Jeff, mais ils ont en commun une fougue poussée par ce mélange de confiance et d’envies qui anime les âmes vagabondes. Canailles repenties, créatures vespérales, ils utilisent tous les moyens que leur main peut atteindre pour nourrir leur espoir et toucher du doigt leurs rêves. Ils ne sont pas de ceux qui attendent. Ils agissent. Mais si Yv évolue entre les bras lointains mais protecteurs de sa mère, Jeffrey m’apparaît comme un être sauvage. Depuis l’enfance, il a su ne compter que sur lui. Sa carrure est à l’image de sa solidité psychique, comme si sa volonté avait été jusqu’à forger son corps, presque malgré lui.

 

Je m’étais trompée, donc. Mais après tout, il partait un peu perdant. Il m’avait fait venir la veille dans un de ses clubs, avec un mot de passe_ nouveauté trépidante pour la non-initiée que je suis ; et moi qui croyais pénétrer un monde inaccessible, je réalisai vite que le mot de passe était un mot de passe, un pseudonyme qui lui permettait de toucher sa commission. Ce soir-là je lui fis gagner 20 pounds. Je me sentais un peu utilisée, d’autant que l’entretien que nous devions avoir n’eut pas lieu, par un drôle d’enchaînement malheureux. De toute manière, j’étais trop saoule. Je trouvai un petit anglais aux doigts froids pour me rincer ; il était jeune et plutôt innocent_ et finalement, il fut entre mes griffes plus proie que maquereau du champagne. Mais je me perds.

 

Bref, ça ne pouvait pas plus mal commencer. Quoique. Pour être carrément honnête, on s’était rencontrés un an et demi plus tôt dans une auberge de jeunesse de Brighton. Il m’avait emmenée danser dans un Club le long de la plage_ déjà il connaissait tous les videurs et entrait partout à l’œil. Le pire des compliments qu’on m’ait fait sortit ce soir-là de sa bouche ; « t’es pas extraordinaire, mais tu m’excites ». Tout cela avait fini par un rapprochement pas très professionnel sur un bateau échoué de la berge. Ce dernier élément n’altéra en rien le sérieux de notre entrevue dans le café londonien où nous étions attablés, 18 mois plus tard.

 

De notre discussion, il ressort une année de galère entre Brighton, Londres et Paris, de petits boulots mal rémunérés en prostitution assumée, et, telle la recherche d‘un job ou d’un lit ; la recherche de son identité. J’aime quand il me parle de son adolescence, c’est de là que, me semble-t-il, tout part, où nichent les racines de son être. « Dans le quartier, je me sentais toujours à l’écart. Fumer des joints, traîner dans la cité, je ne me voyais pas faire ça à la longue. Avec les autres, on n’était pas dans le même délire. Je n’étais pas à ma place ; je me voyais toujours ailleurs. » Jeff bridait sa personnalité ; « Je suis un peu fou-fou, mais je devais jouer la comédie, être un autre. Ici je peux être moi-même, ça passe crème ! »

 

De notre pays, il fait un constat sans appel ; « En France, j’ai du mal avec le système. On est sans cesse jugé sur sa vie sociale, et puis c’est hypocrite. Je ne savais pas si je serais à l’aise ici mais on m’a dit, va à Brighton [1ère destination de Jeffrey avant qu’il ne rejoigne Londres, NdA], tu verras, c’est cool, t’es pas jugé. Et c’est vrai ! Tu vois, ici, il y a des femmes voilées Manager au Mac Do’, une grande communauté gay qui s’assume, tout le monde est tatoué… »

Un peu plus tard, et naturellement, il oriente la conversation vers les femmes. « Ici les femmes sont plus respectées grâce à l’image de la Reine. En France, c’est horrible, je ne voudrais pas être une femme. Tu es sans cesse jugée, les mecs te balancent des trucs, tu ne peux pas te promener comme tu veux », et, avec cette honnêteté qui le caractérise ; « moi aussi j’ai dragué dans la rue, et moi aussi je l’ai dit, sale pute, mais c’était juste comme ça, sans le penser ». Soudain je comprends beaucoup de choses. Je comprends l’influence du groupe. Je comprends l’ennui. Je comprends la façade. Je comprends l’inconscience de la force des mots.

 

La discussion a duré longtemps, et je ne peux pas la retranscrire intégralement, mais Jeff m’a beaucoup appris en deux heures, et démonté pas mal de préjugés.

Nous nous quittons sur une chaleureuse poignée de main, après un selfie joyeux, et je le regarde balancer ses épaules jusqu’au coin de la rue.

 

*voir portrait n°…