Manu

Manu

– AGENT DE COMMUNICATION

1983

 

Ce qui frappe au premier abord, c’est cet accent anglais très aristocratique, parfaitement maîtrisé. Ma première question tombait donc sous le sens. Mais malgré mon insistance, Manu n’en démord pas ; il n’a jamais vécu à Londres, avant. L’Argentine est si loin que je peine à le croire.

 

On pourrait penser, au premier abord, que Manuel est un être banal. La peau, la chevelure, des yeux assortis, une carrure ordinaire ; un homme parmi tant d’autres dans la foule anonyme de Londres. Pas de tatouage, pas de motifs floraux sur les chemises, de chapeau ; ni démarche balancée, ni voutée. Un visage latin_ ni beau, ni laid ; aucun signe distinctif.

Et puis, au hasard d’un regard appuyé, on remarque un œil indiscipliné, folâtre. Et, surtout, après quelques secondes d’échange seulement ; un charisme destructeur.

 

Londres lui appartient. C’est peut-être ce vélo qui le transporte le long des canaux, n’ayant que faire des promeneurs, son insolente nonchalance, son parler charmeur, ou cette perception des lieux et des autres, étrange regard qui vous soulève… Et puis, une force_ ou est-ce une faiblesse ? Manuel pense. Sans cesse. Sans repos. Il pense en parlant, en dansant, il pense ivre ou assoupi ; son corps est pensée. Le sang n’est pas. Inondées de conscience, ses veines distendues servent le va et vient entre cœur et cerveau, irriguent bras, poignets, phalanges.

Au bout de ce parcours, des doigts irradiant le génie.

 

Le premier jour, je lui parlais comme à un reflet. Je le voyais, mais mon regard le traversait. Le deuxième jour, mes yeux buttaient contre son corps qui s’était matérialisé au fur et à mesure de nos conversations. Le troisième jour, je ne le voyais plus, je le regardais, avec toute l’attention dont j’étais capable. Et soudain, après une dernière nuit imbibée de son ombre, je l’ai voulu pour moi.

 

Manuel est un mensonge.

Cavalier, gentleman, intellectuel engagé ; membre de clubs politiques et d’associations diverses, régnant sur ses cercles sociaux… Est-ce réel ?

Son ambition idéaliste, cet espoir impossible de sauver son pays. Perfectionniste, anxieux, guidé par l’éthique. Dénoncer la corruption du système dans lequel il évoluait et renoncer à y prendre part lui a coûté sa vie tranquille et son travail. De Buenos Aires il s’est envolé vers Londres pour mieux revenir un jour, chargé d’un bagage de force et d’avance politique. D’un CV déjà trop long, que le King’s College ne manquera pas d’alourdir.

 

Manu. Un œil folâtre, l’autre droit. Beaucoup de certitudes. Le monde se pose pour lui en équations qu’il convient de résoudre. Il ne supporte pas de me voir pleurer sans raisons. Sa vertu et ses principes sont si stricts qu’il lui est pénible d’accepter les failles des autres. La vie doit être une déception permanente, lorsque l’on place si haut ses attentes et que l’on espère des autres la même droiture. Le monde n’est pas un miroir, et Manu en est chaque fois surpris.

Pourquoi, alors, affectionne-t-il les névrosés, les asociaux, les excentriques ? Il trouve ma compagnie suffisamment récréative. Il s’est découvert un intérêt tout particulier pour ma folie. Pour Manuel, j’évolue derrière un pan de verre.

 

A Hampstead Heath, sur la colline drapée de vert et assis sur un vieux rideau, on ne fait rien. Lui s’endort, je fais semblant de dessiner, puis on essaie de comprendre le monde et les corneilles, on évoque nos amours perdus. Il fait un soleil pas du tout londonien. Les nuées d’oiseaux ne sont plus que des êtres nus faisant une ronde autour de nous.

A la piscine du parc, le fond d’eau métallique reflète les corps luisants. Nous irons, plus tard, à la National Portrait Gallery s’imprégner des écrits de Virginia Woolf. En attendant, nous jouons à un jeu stupide, comparant nos corps à ceux des autres baigneurs_ jeu qui n’est pas en sa défaveur, mais dont je fais les frais autant que de sa franchise.

Sa main approche les marques roses, droites, enflées, qui ornent l’intérieur de mes cuisses.

« Je peux toucher ? »

Ce jour-là, j’ai compris qu’il ne faisait pas semblant. Il était aussi fou que moi.

 

Lorsqu’il est au travail, et moi, à la maison, je prépare quelques fois un gâteau, et je fais semblant de ne pas l’attendre. L’appartement aux quatre chambres n’en contient que deux dans ma tête.

Nous échangeons des e-mails que nous souhaiterions être des lettres, affectés, absurdes. Manuel porte aux lèvres une classe très bourgeoise, couplée à des manières abruptes. Etrange contradiction. Il a à la fois la distance britannique et le charme latin. Il parle beaucoup et écoute encore plus. Ce qui nous l’attache.

 

Il me faut évoquer ses maîtresses, qui révèlent beaucoup d’une âme impénétrable. Marta, la russe, éminente diplomate, rencontrée au Albert Hall lors d’un concert de musique classique. Magda, vétérinaire polonaise dont il ne sait pas vraiment ce qu’il attend. Ghonche, jeune vierge iranienne avec qui il partage, si ce n’est un lit, une sorte de morgue sensuelle. Juliette, son véritable amour, qu’il prétend toujours vouloir épouser, malgré le photographe espagnol qui lui a volée.

 

Qui sait si Manu agace ou fascine ? Il a ce quelque chose des gens qui ne laissent pas indifférents. Ambitieux au point de viser la présidence, mais trop bohème pour meubler sa chambre londonienne. Séducteur obsédé par les femmes, et assez altruiste, protecteur, pour tenir la main d’une ancienne maîtresse qui avorte, et dont le nouvel amant s’est évaporé.

 

Ses mots étaient si tendres et ses gestes si doux. Peut-être l’ai-je aimé pour ce sentiment d’importance qu’il me donnait. C‘était court, intense, sans rien d’autre que nos mots et ses regards, et l’année toute entière n’a duré que quelques semaines, parce qu’avec lui tout allait vite, et que le reste était chimère.